Hier soir, j'ai été prendre une bière avec mon ami Mathieu au McKibbins. L'endroit est sympathique, surtout au sous-sol, avec le plafond un peu bas et le comptoir en bois inégal. Belle ambiance de pub irlandais. Mais tu bien connais l'endroit, tu y étais, toi aussi.
C'est moi qui a eu la mauvaise idée de proposer de commander une douzaine de Rim Reapers, des ailes de poulet tellement épicées que le pub donne un chandail souvenir à ceux qui parviennent à toutes les ingurgiter. Par la suite, le barman m'a dit que les chefs, dans la cuisine, se mettaient presque des masques pour ne pas entrer en contact avec les vapeurs du plat. Avoir su ça avant, j'aurais peut-être changé d'idée, mais bon, tu sais, je me suis dit qu'au pire, je serais content d'avoir essayé. Mathieu aussi s'est lancé dans la folle aventure.
Arrivent les plats. Encore maintenant, je ne comprends pas comment l'assiette a pu ne pas fondre sous cette concentration d'épicé. Tu vas peut-être rire de moi, mais sur les douze ailes, je n'en ai mangé que trois et demi. Si on compte qu'en moyenne, une aile comporte deux bouchées, voici la progression de mon expérience gustative.
Première bouchée: poulet piquant
Deuxième bouchée: piquant au poulet
Troisième bouchée: piquant, très piquant
Quatrième bouchée: trop piquant
Cinquième bouchée: Douleur
Sixième bouchée: Douleur
Septième bouchée: Douleur
Mathieu, que tu ne connais pas, je crois, a passé à travers ses douze ailes, lui. Il en pleurait dès la moitié. Comme quoi que c'est bien seulement dans un pub qu'on peut voir un homme en larmes. J'ai félicité mon ami, lui ai offert une bière pour qu'il étanche sa soif et qu'il fasse passer l'horrible sensation de se transformer en dragon, de l'intérieur. Même si j'avais bien moins mangé que lui, j'avais aussi mal aux lèvres, à la bouche et, sensation imprévue, jusque dans la gorge. Ouch.
Puis, sans y penser, je me suis planté un doigt dans l'oeil. Comme un grand.
Erreur, erreur, erreur.
Je m'étais évidemment essuyé les doigts (si tu as déjà mangé des ailes de poulet, épicées ou non, tu sais qu'il est plutôt difficile de demeurer présentable pendant la dévoration), mais je ne les avais pas lavés encore. L'effet a été immédiat: douleur, larmes, l'impression que la paupière enfle, l'oeil qui veut se refermer pour toujours pour se venger de ces mauvais traitements... Je me suis donc précipité vers les toilettes pour laver mon globe oculaire à grande eau.
J'arrive, en larmes à mon tour (mais d'un seul oeil), au fond du pub. Devant moi se dressent deux portes en tous points identiques, si ce n'est les inscriptions sur chacune d'entre elle. À gauche, Fir, à droite, Mnà. "Aucun problème, me dis-je, je n'ai qu'à regarder dans laquelle il y a des urinoirs". J'entrouvre Mnà. Rien. Je me tourne vers Fir, et jette un oeil (littéralement): pas d'urinoirs visibles non plus. Zut.
Je décide d'entrer dans Mnà, en me disant qu'il s'agit, si on fait abstraction de l'accent, d'un anagramme de "Man" (forcément, ça doit signifier quelque chose), que je ne parle pas du tout l'irlandais et que de toute façon, toutes ces considérations pudiques m'importent peu alors qu'une version live de l'intro d'Apocalypse Now est en train de se dérouler sous ma paupière. Si tu ne comprends pas ce que je veux dire, je te suggère de demeurer dans l'ignorance et de ne pas tenter de reproduire mon expérience.
Après quelques minutes de sacres et d'eau au visage, je parviens à ouvrir mon oeil pendant plus d'une seconde sans avoir l'impression qu'on est en train de le frotter vigoureusement avec du sel de mer. C'est à ce moment que je remarque un pompier, torse nu, qui me sourit en essayant de me vendre son calendrier.
Oh. Aucune chance qu'une pub comme ça se trouve dans la toilettes des hommes, n'est-ce pas?
J'entreprends donc de quitter subtilement les lieux. En me dirigeant vers la porte, j'avise un cubicule, suspicieusement fermé, d'où émane un silence inconfortable. Je sais que tu t'y cachais, dame inconnue. Et ce billet, comme l'indique le titre, se veut une présentation de mes plus plates excuses.
Je suis désolé d'avoir envahi ton intimité, de t'avoir exposé à ces bruits d'eaux suspects, d'avoir répété sans relâche le nom de l'animal préféré de Brigitte Bardot tandis que tu te terrais, terrorisée, entre la cuvette et le papier hygiénique.
Donc, voilà, mes excuses. À toi.
(Finalement, il y avait bien des urinoirs dans Fir, mais dans l'angle mort que créé la porte, en s'ouvrant. Misère)
Et dire qu'après tout ça, c'est Mathieu qui est reparti avec un chandail. La vie est injuste.