Daniel Sernine signe, dans le dernier Lurelu (volume 38, numéro 2, automne 2015), un éditorial que je trouve particulièrement intéressant. Il y parle du rôle du critique dans le milieu de l’édition (jeunesse, pour cadrer avec la ligne éditoriale de Lurelu). Tout de même, on peut transposer plusieurs de ses propos sur le monde de l’édition « adulte ». Comme je suis moi-même à la fois auteur et critique, je me suis senti interpellé par le texte de Sernine. Il y aborde le sujet délicat de la critique constructive, qui serait, selon plusieurs auteurs, une qualité essentielle : « Une critique devrait être constructive, ou ne pas être. » Je ne partage pas cet avis, et Sernine non plus.
Pourquoi insiste-t-on sur le fait qu’une critique doit être constructive? Je crois que l’idée vient, d’une part, d’une certaine incompréhension de la place et du rôle du critique littéraire et, d’autre part, d’une mauvaise utilisation de l’expression « critique constructive ».
J’ai eu plusieurs discussions sur le sujet avec des amis et des connaissances qui œuvrent dans le milieu de l’édition. Deux arguments reviennent presque systématiquement pour défendre la critique constructive (et discréditer ceux qui se permettent d’émettre des avis négatifs, parfois grinçants, sur les romans qu’ils n’ont pas appréciés). Le premier argument stipule qu’une critique devrait être constructive, puisqu’une critique bêtement négative (ou pire, méchante) ne sert à personne. Quant au second, il soutient qu’en rédigeant des critiques dans une perspective constructive, on s’assure de garder un ton respectueux. Parce qu’en fait, un bon critique se doit d’être toujours respectueux. Et puisqu’on ne peut pas être méchant et respectueux en même temps, les critiques méchants deviennent, conséquemment, de mauvais critiques.
Je ne souscris à aucun de ces deux arguments. Voici pourquoi.
Parlons d’abord de la nature constructive de la critique. Cet argument m’apparaît sournois, parce que le terme « constructif » est tellement connoté positivement qu’il est difficile de s’y opposer. En fait, je ne suis pas contre les critiques constructives, mais je n’aime pas l’idée d’en faire un prérequis systématique pour qu’une critique soit considérée sérieuse et acceptable. Même chose pour les tenants de la critique « nuancée », cette dernière devant, si je comprends bien, obligatoirement dire au moins une bonne chose sur l’œuvre critiquée (cependant, comme le dit Sernine : « Mais s’il n’y a rien à dire de positif au sujet d’un livre? Tout simplement rien? »). La critique constructive a sa place, évidemment, mais pas nécessairement dans un contexte de critique littéraire. Le terme « constructif » n’est pas adéquat pour désigner l’obligation du bon critique de ne pas tomber dans la gratuité, d’éviter de simplement énoncer son avis. En ce sens, on devrait plutôt parler de critique « argumentée ». Ce terme délimite mieux la responsabilité du critique à l’honnêteté et la transparence intellectuelle : s’il mentionne un point (positif ou négatif) à propos d’un roman, il doit donner des exemples pour asseoir ses propos. Une bonne critique constructive est argumentée, mais une critique argumentée réussie n’est pas nécessairement constructive. On pourra m’accuser de jouer sur les mots. Mais en tant que littéraire, je vais prendre ça comme un compliment.
Une critique gratuite, sans argument (et donc de mauvaise facture) dira : « Ce roman est un échec lamentable. J’ai détesté ma lecture d’un bout à l’autre. » La version argumentée de la même critique a déjà pas mal plus de substance : « Ce roman est un échec lamentable, parce que... et... et puis… Ce pourquoi j’ai détesté ma lecture d’un bout à l’autre. »
Dans les deux cas, on a certainement affaire à des critiques négatives. Mais s’agit-il pour autant de mauvaises critiques? Si les arguments se tiennent et qu’ils semblent raisonnablement reliés à l’appréciation du critique, pour moi, oui, c’est adéquat (la première critique donnée en exemple n’est donc pas vraiment réussie, puisqu’elle ne présente aucun argument). Que la critique soit positive ou non. Qu’on soit d’accord avec l’appréciation du critique ou non.
(D’ailleurs, petite parenthèse. J’ai souvent entendu des gens affirmer qu’un critique « s’acharnait » sur un roman, c’est-à-dire qu’il enchaînait les exemples sur les défauts de telle œuvre. Si tous les points que le critique souligne sont vérifiables, où est le problème? Y a-t-il un quota d’éléments négatifs qu’on peut dire sur un roman?)
Ici, les partisans de la critique constructive rétorquent habituellement avec l’un ou l’autre de ces contre-arguments : 1) Mais une critique constructive, ça sert à l’auteur. C’est mieux, non? (ou encore...) 2) Mais dire qu’un roman « est un échec lamentable », ce n’est pas très respectueux, hein. Les vrais critiques ne tiennent pas ce genre de propos!
Je reviendrai plus tard au deuxième point, sur le respect, déjà annoncé. Finissons-en d’abord avec la critique constructive.
L’idée que le critique doit « aider » l’auteur dans son cheminement est plutôt incongrue. D’abord, le roman (ou la nouvelle, mais bon, simplifions) critiqué est déjà publié. C’est au directeur littéraire, au comité de lecture de faire des critiques constructives, quand l’œuvre est encore malléable, que ses défauts peuvent être corrigés. Sernine souligne d’ailleurs ce non-sens dans son éditorial : « Ce serait désormais à la critique d’assumer [le rôle de l’éditeur]. Mais c’est trop tard : le livre est publié. »
J’ajouterais un autre point qui m’apparaît primordial : le critique n’est pas en dialogue avec l’auteur, mais avec l’œuvre de ce dernier. Non, ce n’est pas la même chose. Le critique n’a pas de compte à rendre à l’auteur en tant qu’individu. Le critique n’a rien à gagner (ou à perdre) si l’auteur fait mieux la prochaine fois, ou s’il répète les mêmes erreurs. Le critique explore le roman, en examine la structure, la facture, la thématique, la richesse littéraire, dans une perspective d’appréciation et d’analyse (dans le fond, l’un va pas mal avec l’autre). Et pour ce faire, le critique doit considérer le roman comme un produit achevé, statique. Or, une critique constructive est uniquement utile quand l’auteur peut appliquer les éléments critiqués à la réécriture de son œuvre. Et comme nous l’avons dit plus tôt, après la publication, il est trop tard. À quoi bon?
Je répète, donc : on devrait parler de critique argumentée plutôt que de critique constructive dans le cadre d’une critique littéraire publiée. La critique constructive est tout à fait pertinente (et nécessaire!) avant la publication. Mais après…?
La question du respect, maintenant. Sernine s’interroge dans son éditorial : « Y a-t-il une manière "respectueuse" d’affirmer qu’un livre est médiocre? » Je crois qu’à la base, cette façon de raisonner est viciée. Chercher l’équilibre entre la formulation respectueuse de critiques négatives et le besoin pour le critique d’énoncer, au besoin, des commentaires négatifs est un exercice louable, mais qui ne touche ultimement pas au fond du problème. Plutôt que de se concentrer sur l’expression du respect ou de l’irrespect dans la façon dont une critique est rédigée, il m’apparaît plus pertinent de considérer la cible, c’est-à-dire le destinataire de ce respect. S’agit-il de l’œuvre ou de son auteur? C’est précisément là que la limite doit être tracée.
Un critique qui insulte un auteur, ce n’est pas acceptable. Un critique qui insulte une œuvre, que ce soit un film ou un roman, ça ne pose aucun problème, parce qu’une œuvre N’EST PAS UNE PERSONNE. Je ne pourrais trop insister sur ce point. Une œuvre n’a pas de sentiment. Une œuvre n’est pas un être vivant, et encore moins un être conscient. Une œuvre, un roman, ça ne mérite pas automatiquement le respect. Une personne (comme, par exemple, un auteur), oui.
Il y a une énorme différence entre « ce livre est un véritable torchon » et « cet auteur est très mauvais ». Dans certains cas, c’est une simple question de formulation (la plupart du temps, mentionner qu’un roman est mal écrit revient pas mal à dire que l’auteur écrit mal, par exemple), mais c’est justement là que tient la responsabilité de respect qu’a le critique. Pas envers une œuvre, mais envers une personne.
Et oui, je suis conscient qu’une critique négative n’est jamais plaisante à recevoir. J’en ai reçu (et j’ai survécu!). Je comprends qu’un auteur puisse être insulté par une critique qui ne fait que ressortir des points négatifs de son œuvre, peut-être même dans des termes cinglants. Mais ça ne veut pas dire que le critique a manqué de respect envers l’auteur. C’est une différence fondamentale.
Certains insisteront que, quand même, une critique vitriolique n’est pas professionnelle. Que les « vrais » critiques ne font pas cela (selon la situation, les « faux » critiques seront blogueurs, ou publieront en fanzine, ou encore dans des revues spécialisées et professionnelles mais, selon ces bons défenseurs de l’ordre et de la morale, ne le devraient pas). Puis-je souligner à quel point cet argumentaire est vide? Tant qu’à faire, les « vrais » auteurs n’écrivent pas de mauvais romans, bon. Est-on plus avancé? Non. Je vois dans ce genre d’accusation une volonté puérile de définir le rôle du critique littéraire en fonction de l’ego (ou de la sensibilité, pour tourner ça plus gentiment) des auteurs. Ce n’est pas vraiment comme ça que ça fonctionne (ou que ça devrait fonctionner). La critique littéraire a une dimension, justement, littéraire. C’est un acte de création, au même titre que n’importe quelle écriture de fiction. La portée, le but, les stratégies de mise en texte sont très différents, puisque la critique porte spécifiquement sur une œuvre, ou sur un corpus, et qu’elle y répond. Néanmoins, fondamentalement, la critique a droit aux mêmes libertés que n’importe quelle autre œuvre littéraire.
J’entends aussi souvent qu’on ne devrait pas critiquer les mauvais livres, que les critiques devraient se contenter de parler de ce qu’ils ont aimé. C’est une stratégie tout à fait acceptable, mais je suis mal à l’aise avec l’idée d’en faire une obligation. Pourquoi empêcher les critiques de rédiger des critiques négatives? Pourquoi ne pas empêcher les auteurs de publier des mauvais romans, à la place? Quoi, c’est subjectif, la valeur d’un roman? Et bien, si c’est subjectif et que l’avis de quelqu’un sur une œuvre lui appartient, peut-on laisser les critiques s’exprimer comme ils l’entendent sur les romans qu’ils traitent, [insérer ici sacre bien senti]? Que le critique diffuse/publie son opinion sur la question ne change rien et ne le place aucunement dans une situation particulière (tant qu’il demeure respectueux envers la personne qui a créé l’œuvre).
Je suis conscient de ne pas avoir fait le tour de la question. Mais en tant qu’auteur, en tant que critique, c’est un débat qui m’intéresse. J’y reviendrai probablement, si je trouve un autre angle à partir duquel aborder le problème. Je serais curieux de lire vos avis là-dessus, d’ailleurs.