1/13/2011

Pour l’athéisme artistique

Titre alternatif: contre le fanatisme littéraire. C'est un peu fort, mais ç'a le mérite de restreindre mon discours au champ littéraire, celui dans lequel je suis le plus à l'aise de discuter.

Comme certains d'entre vous le savez déjà, j'ai commencé en automne dernier une technique intensive en informatique. (Je reviendrai dans un autre billet sur ma perception du lien entre la création littéraire et la construction d'un logiciel.)

Au milieu d'un cours sur les autorisations NTFS, un étudiant que je ne connais pas ouvre la porte à la volée en criant quelque chose comme "Raid poétique". Je ne sais pas exactement à quelle réaction il s'attendait, mais il a semblé légèrement décontenancé par la convergence des regards interloqués de toute une classe. Quelques instants de silence plus tard, l'étudiant annonce son intention de nous lire un poème. Le prof bredouille, encore un peu sous le choc:

-- Ben, c'est que, y'a un cours...
-- Ouais, mais c'est juste un poème, ç'a jamais fait de mal à personne, un poème...

(Ce gars-là sous-estime grandement le pouvoir de la littérature).

-- Et puis, qu'il rajoute, d'habitude le monde est content.

Ah, c'est de notre faute? Bon...

Probablement parce qu'il sent que c'est la façon la plus rapide de se débarasser de l'importun, le prof accède à sa demande, et l'étudiant se lance dans une lecture d'une poétesse québécoise dont le nom m'échappe. Sitôt la dernière strophe scandée, trois petits tours et puis s'en va. La porte était à peine refermée que quelques rires fusaient déjà dans la classe. Mais moi, je ne riais pas, j'étais même un peu troublé.

Tout d'abord, je ne veux pas démolir l'entreprise étudiante de ces Raids poétiques: jusqu'à un certain point, je comprends la pertinence et l'intérêt du projet. Mais si je m'abstiens de démolir, je me réserve toutefois le droit de critiquer.

La littérature, et par ce terme je rejoins tout le domaine romanesque, poétique, fictionnel, dramarturgique, etc., n'est pas un bulldozer qu'on peut imposer à qui passe par là. Une telle attitude dénote une incompréhension de la relation qui existe entre l'auteur et le lecteur, qui est bien plus complexe qu'un simple processus unilatéral d'appréciation. Prendre pour acquis que tout le monde est continuellement un lecteur potentiel revient à placer l'auteur sur un piédestal permanent: "Moi, artiste, vais te donner de l'art. Si tu n'en veux pas, ouvre la bouche quand même, je vais pousser fort pour que ça rentre."

À quoi bon imposer la beauté à des personnes qui n'en veulent manifestement pas? Ce gars du raid poétique (que je me permets de viser directement, premièrement parce que je ne saurais même pas le reconnaître si je le croisais dans la rue, et ensuite parce que je le construit comme un être abstrait qui représente l'entreprise à laquelle il participait) serait-il vraiment content si je débarquais chez lui à trois heures du matin pour lui réciter deux ou trois sonnets (ou sonates :P)? Non, il se sentirait envahi, et à juste titre. Pourquoi, donc, s'attendre à des applaudissements quand il fait un peu la même chose aux autres?

Se poser la question, c'est y répondre: l'idée, derrière tout ça, est de réveiller l'étudiant moyen, encrassé dans ses habitudes, et l'amener à voir le monde d'une autre façon en élargissant ses horizons, en le confrontant à des situations différentes et enrichissantes. C'est bien beau en théorie, mais dans les faits, ça ne fonctionne pas. On ne peut pas changer quelqu'un comme ça contre son gré...

Et si je suis d'accord avec le fond et l'idée très générale, je ne peux que me révolter contre une pratique de l'art dont le but principal et avoué est de faire chier les gens. Ce que j'y vois comme message qui est véhiculé à travers tout ça, c'est que si tu n'aimes pas la poésie, t'es un con, un béotien, un insensible. Pourtant, la poésie peut se manifester sous forme romanesque, par exemple, et certains (comme moi!) sont davantage sensibles à cette forme là, alors que la forme versifiée me laisse plus souvent qu'autrement de marbre: pourquoi donc courir les classes d'un collège pour imposer unilatéralement une vision de la littérature?

Souvent, quand on veut imposer sa vision des choses, c'est par manque de confiance, par refus de l'altérité, de la diversité. J'ose espérer que ce n'est pas avec cette attitude là que les poètes de demain investiront le territoire littéraire du Québec...

13 commentaires:

  1. Je suppose que ces raids veulent s'inscrire dans la lignée des manifestations publiques impromptues (une gang de poète ou de théâtreux qui, sans prévenir, font une petite saynète au milieu d'une place publique).

    Sauf qu'ils envahissent un espace privé (une classe fermée) au lieu d'un espace public.

    Je suis d'accord avec toi : c'est une mauvaise idée. Du prosélytisme. Une façon de forcer les gens à les écouter.

    Du spam humain quoi! lol!

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  2. Ouais, ça tient clairement du happening artistique (ou whatever quel nom on donne à ça). Même si j'ai l'impression de comprendre le principe et d'être capable de l'articuler, je ne peux pas m'empêcher d'être vaguement hostile à l'idée.

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  3. Bon papier, Guillaume. Ce genre de chose m'agace prodigieusement, pour une seule raison : on nous l'impose.
    Je préfère de loin qu'on me propose, et alors il se peut que j'y adhère.

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  4. Réciter une sonate? Tu joues de quel instrument?

    Cela dit, l'idée d'un raid poétique me semble concerner moins l'imposition de la beauté que sa découverte. C'est-à-dire que je ne crois pas qu'il s'agit d'une distribution obligée de beauté poétique, mais plutôt d'une occasion de faire découvrir, si les auditeurs sont sensibles, la beauté d'un texte. Ce qui sous-entend moins une conviction que tout le monde va l'apprécier que l'espoir qu'il y aura au moins quelques-uns qui en retireront quelque chose. À une époque où on ne publie plus de poésie dans les journaux et le métro de New York remplace ses affichages poétiques avec des annonces publicitaires, cela me semble défendable...

    Cela heurte, évidemment, mais je trouve qu'il devrait aussi y avoir quelque chose d'encourageant à constater qu'il reste des personnes qui croient à ce point à la beauté des mots.

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  5. Thibaud : Merci :)

    Jean-Louis : Je joue de tous les instruments, mais très, très, très mal ;)

    Cela dit, je ne peux pas séparer l'appréciation d'un texte poétique de la façon dont il est présenté. Ainsi, qu'on vienne me réciter un poème de force, ça tient plus de l'inconfort que de l'occasion de découverte. Même chose pour La Poésie dans le métro (je ne sais plus si ça existe encore, en fait): quand je reviens d'une journée de travail, baignant dans la sueur d'un wagon surbondé, est-ce vraiment le meilleur moment pour aller titiller ma fibre sensible? Évidemment pas...

    Je trouve aussi touchant et important que la beauté des mots soit encore importante pour certaines personnes, mais ça ne veut pas dire que je suis d'accord avec leurs actions. Ainsi, si je suis bien content que certaines personnes soient très conscientes des problèmes écologiques de la planète, ça ne m'empêche pas de me distancier des actions *radicales* de quelque regroupement quasi sectaire.

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  6. Guillaume, ce que Jean-Louis voulait te signaler subtilement, c'est que tu as écrit «sonate» là où tu voulais dire «sonnet».
    Ceci dit, comment aurait réagi le public-cible (ou captif) si un trio à cordes avait débarqué dans la classe en annonçant l'exécution d'une sonatine? Le prof aurait sans doute dit, «Ho, on n'a pas vraiment le temps pour ça.»
    Rappelle-nous le contexte, d'ailleurs, pour nous qui ne sommes hélas pas tes intimes: collège technique? cégep? Déjà ça a dû colorer la réaction des étudiants, non? On ne va pas au collège technique pour perdre son temps, alors qu'au cégep... :O/

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  7. Je pense qu'il faudrait plutôt questionner le geste plutôt que les résultats d'une telle intervention. C'était peut-être juste un jeune en mal d'existence qui souhaitait exprimer ses états d'âmes. C'est comme ça, la jeunesse. Ça se croit invulnérable et aussi que les portes leur sont toutes ouvertes, même dans une classe qui avait déjà commencé un cours depuis une heure.

    Je comprends que cette intrusion ne devait pas être très bien ressentie par les étudiants.

    Mais si c'était un adulte (disons 30 ans et +) là, j'appuie nombre de tes dires. Parce qu'un jeune n'est pas toujours conscient de ce qu'il fait (rappelles-toi ta propre jeunesse) et ne peut pas réfléchir de la même façon sur ses faits et gestes qu'un ex-universitaire.

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  8. Daniel : Oui, j'ai réalisé après avoir répondu (réalisation qui s'est faite pendant que je n'avais plus accès à internet). Corrigeons, baissons la tête. Aille.

    Quant au contexte, c'est un cégep technique, mais intensif (sans cours de base); j'imagine que ça se rapproche du collège technique sur certains points.

    Gabrielle : c'était un étudiant, mais de ce que j'ai compris, il n'était pas le seul à agir comme ça dans le cégep, c'était, disons, une manifestation spontanée calculée ;)

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  9. (Par cégep technique, je veux bien sûr dire "une technique au cégep". Enfin)

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  10. Hmmm... comme tu me connais, j'aurais répondu à l'étudiant en question en l'empêchant fort probablement de parler et je l'aurais sans nul doute confronter face à sa décision de déranger une salle de classe alors qu'il y a cours (et j'ai déjà fait bien pire, sois dites en passant pour défendre une idée de respect!).

    Si la personne avait choisi un lieu publique pour manifester son désir d'exprimer de la poésie en publique, les gens auraient simplement eu le réflexe (et moi aussi, je l'aurais) de mettre mes écouteurs et d'écouter la musique sur mon iPod ou de me replonger dans ma lecture, comme dans le métro, par exemple...

    N'empêche, c'est truc là m'arrive jamais à moi, malheureusement, car j'aimerais bien y répondre! ;)

    Je te félicite donc d'avoir su faire preuve de civisme et de ne pas l'avoir attaqué avec les mots! :)

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  11. Intriguant.

    Effectivement, cela semble être une utilisation à mon avis déplacée du phénomène de l'action impromptue.

    Ces choses là doivent se produire dans un lieu géographique et à un moment qui leur garantissent le plus de succès. Clairement, au milieu d'un cours, c'est une erreur de jugement. On peut être désireux de s'ouvrir à la poésie, mais pas au milieu d'un cours sur NTFS!

    Ils n'ont qu'à se mettre dans l'entrée de la fac quelques minutes avant les cours par exemple, pour scander leurs vers!

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  12. Alamo : Le département d'informatique du CVM pourrait peut-être t'offrir un poste de bouncer pour les salles de classe, qui sait ;)

    Alex : Voilà. On revient à ce que Gen disait, soit la différence fondamentale entre lieu public et lieu "privé". (J'ai l'exercice en grippe dans le lieu public aussi, mais au moins, on n'y est pas captif).

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  13. Hahaha pourquoi pas! ;)

    Exact, au moins dans un lieu public, tu peux t'en sauver... Là, si l'inaction du prof et des étudiants laissent le malfrat perpétrer son geste de térrorisme aux vers poétique... Alors vous vous faites enculer les oreilles par un sauvage qui se croit artiste!

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